• Ici et seulement Ici (1)

    Vidéo et interview d'Ey@el

    Available in English

    J'ai découvert la plume magique de Christelle Dabos en 2013 (cette même année où j'ai créé la Pensine) à l'occasion de la parution des Fiancés de l'hiver, grand gagnant de la première édition du concours du premier roman jeunesse organisé par Gallimard Jeunesse, RTL et Télérama au printemps 2012 et qui s'inscrira, par la suite, dans la quadrilogie de la Passe-Miroir, gros succès international désormais traduit en une vingtaine de langues. Christelle, pour moi, c'est un peu la J.K. Rowling française mais en mieux — sans vouloir aucunement dénigrer les écrits de cette dernière dont je me délecte toujours autant. D'ailleurs, c'est indirectement un peu grâce à Harry Potter si elle s'est lancée dans l'écriture puisqu'à l'origine, elle se plaisait à mettre en scène le Professeur Rogue dans des fanfictions de son propre cru.

    J'ai d'abord fait la connaissance de Christelle en 2020, sur un salon littéraire virtuel en ligne durant le confinement. Depuis, nous nous sommes rencontrées en chair et en os, en juin 2023, avant une séance de dédicaces à la librairie indépendante Ici Grands-Boulevards de Paris. Et finalement, ce 29 février dernier, j'ai eu le grand honneur et le grand privilège de pouvoir m'entretenir avec elle, par visioconférence, de son dernier livre, Ici et seulement Ici (dont le titre s'inspire directement de la fameuse librairie parisienne sus-mentionnée), un roman choral inclassable qui emprunte au réalisme magique sud-américain en le transposant à l'univers impitoyable du collège.

    Je vous invite donc à visionner ce petit docu-interview vidéo sur lequel j'ai passé tant de jours et de nuits, beaucoup de galères informatiques étant venues plomber mon travail de montage. J'espère de tout cœur qu'il vous donnera envie de lire le livre ou d'écouter sa version audio. Je vous retranscris également ci-dessous (en trois parties au vu de sa longueur) l'intégralité de cet entretien que j'ai quelque peu remis en forme par rapport à la version orale pour un meilleur confort de lecture. Vous y trouverez même un passage bonus (Réactions des uns et des autres) que j'ai dû couper au montage afin de rester dans un format d'une trentaine de minutes.

    Ey@el


    Par-dessous la peinture, le plâtre et le ciment, à l'intérieur des murs, au fond de l'invisible, je perçois quelque chose que j'arrive pas encore à nommer, quelque chose de foutrement féroce qui habite le collège tout entier et qui me rentre dans les os. Qui fera bientôt partie de moi.

    ~  Iris

    Virage à 180 degrés

    EYAEL : Ici et seulement Ici est radicalement différent de la Passe-Miroir. Tant au niveau de l'univers, des personnages mais aussi de la narration, du langage. Était-ce par volonté délibérée ou un simple caprice de muse ?

    CHRISTELLE DABOS : Ça, c'est vraiment imposé de soi.

    En fait, je n'ai pas écrit Ici et seulement Ici directement dans la foulée après la Passe-Miroir. Ce qui s'est passé, c'est qu'après avoir terminé le quatrième tome dont l'écriture avait été très intensive, je m'étais promis de prendre une année sans parce que là, j'étais vraiment au bout du rouleau. Et je n'ai pas tenu 24 heures !

    Le lendemain de la sortie en librairie du dernier tome de la Passe-Miroir, j'écrivais déjà. Sauf que ce que j'écrivais, ce n'était pas Ici et seulement Ici. C'était un autre roman. Et déjà, dans ce roman, je faisais déjà des expériences de laboratoire. Je me suis dit, « allez, maintenant, j'ai vraiment envie de tester d'autres choses ». Donc écrire à la première personne, au présent, avec un langage plus oralisé, différents narrateurs… Rien qu'au niveau formel, je me suis dit, « allez, on va vraiment casser le moule de la Passe-Miroir ». Pouf ! On casse et voilà, on fait des expériences.

    Et ce roman-là, en fait, je l'ai mis sur pause un moment parce que j'étais en plein déménagement durant la période du confinement. Et c'est ce déménagement qui a fait éclore Ici et seulement Ici. Il n'était pas du tout prévu au programme. Vraiment pas !

    En fait, c'est tout bête : j'ai déménagé devant une école. Au début, ça a fait remonter des souvenirs. D'abord des souvenirs d'école primaire qui chez moi étaient plutôt joyeux, lumineux, très légers. Et puis, comme la mémoire a son chemin linéaire, j'ai glissé, tout d'un coup, vers mes années-collège et je me suis dit, « ah ouais, là, il y a quelque chose ».

    Et durant cette période de déménagement, je me souviens j'étais dans les cartons, je n'arrivais plus du tout à écrire de façon très structurée. Donc je me suis dit, « c'est pas grave, j'ai quelque chose qui a  très envie de se raconter et ça va sortir comme ça sort ».

    Et je pensais pas du tout à l'édition. Je n'y pensais pas du tout. Je n'avais pas de public cible. Je ne suis pas dit, « voilà, c'est un nouveau projet que je vais soumettre ». Je ne suis pas du tout posé la question, c'est arrivé comme ça.

    Et je me suis dit, « c'est pas grave, je vais écrire une petite nouvelle sur un personnage ». Puis un deuxième personnage est apparu ; puis un troisième ; puis un quatrième… Et ça a fait une sorte d'alternance. je n'ai fait aucun plan. Je n'ai pris aucune note et ça s'est écrit d'un bout à l'autre.

    Honnêtement, c'est la première fois que ça m'arrive sur un projet littéraire.

    Publier ou ne pas publier ?

    EYAEL : Et donc à aucun moment, tu ne comptais le publier ?

    CHRISTELLE DABOS : Ah ça, j'y ai pensé mais une fois que je l'ai eu terminé.

    Et en fait, même une fois que je l'ai eu terminé, je me suis dit, « bon, il y a ce truc qui m'est sorti du corps. Qu'est-ce que je vais en faire ? »

    Je ne me suis même pas précipitée tout de suite. J'ai laissé le texte reposer un petit peu. Et en fait, à ce moment-là, je venais tout récemment de prendre une agence littéraire. Et j'ai dit, « tiens, on peut démarrer avec elle sur ce projet-là ». Je lui ai soumis et c'est comme ça que c'est rentré dans les mécanismes éditoriaux.

    Mais je dois tout à fait être honnête, en réalité, je pense que je n'étais pas pressée de me remettre là-dedans. Parce que bon, l'air de rien, avec la Passe-Miroir — il y a eu énormément de bons côtés, et ça vraiment, je ne peux pas le nier. Mais il y a eu aussi une pression psychologique très forte, très intense.

    Et lorsque ce confinement est arrivé, moi, j'étais dans une petite parenthèse dorée. Je me suis dit, « bon, de toute manière, comme tout est en pause, il n'y a pas d'autre choix que de se poser là ». Pour moi, ça a été l'écriture.

    Et en fait, j'étais très bien dans ma petite parenthèse. Je savais que ça ne pouvait pas durer éternellement mais ça a été un moment d'apesanteur. Je savais qu'en remettant un livre dans les rouages éditoriaux, que j'allais à nouveau rentrer dans cette … pas forcément la mécanique éditoriale en elle-même mais tout simplement le fait que voilà, il y a des lecteurs et des attentes. Surtout pour l'après Passe-Miroir.

    Déjà pour la Passe-Miroir, je n'arrivais à écrire que si je faisais abstraction. Donc, il fallait que j'arrive à me mettre dans une bulle pour écrire sinon ça ne fonctionnait pas. Et ça, c'était très difficile à atteindre. Il y a des moments où je n'y arrivais pas parce que il y avait trop de choses.

    Donc là, je n'ai pas du tout eu à me forcer. J'étais déjà dans cette bulle-là. Et en plus, ce texte m'est arrivé comme une sorte de d'évidence, de pulsion libératrice
    qui disait, « bon, il y a un truc là ».

    Réactions des uns et des autres

    EYAEL : Comment le livre a-t-il été accueilli par les lecteurs de la Passe-Miroir mais aussi par Gallimard Jeunesse quand tu leur a soumis le projet ? Tu n'avais pas un peu peur de leur réaction ?

    CHRISTELLE DABOS : D'abord, la réception par l'éditeur où effectivement, je me suis posé la question. Je me suis dis, « je prends un sacré virage par rapport à la Passe-Miroir, est-ce qu'ils vont me suivre ? »

    Eh bien oui. Vraiment, les yeux fermés. Ça n'a même pas fait l'objet d'une discussion où on m'aurait dit « oui, bon, effectivement… » Il n'y a rien eu à négocier par rapport au texte. Dès qu'il a été lu, il a tout de suite été accepté et adopté tel quel par Gallimard Jeunesse.

    Et le responsable éditorial m'a téléphoné, il m'a dit, « Christelle, honnêtement, je n'aurais pas su que c'était toi, je ne l'aurais jamais deviné. ». Il a dit « je suis stupéfait. »

    Donc surprise plutôt dans le bon sens. Du coup, ils avaient très envie de se lancer. On a vraiment une bonne entente littéraire avec Gallimard Jeunesse. On est assez raccord et donc au niveau éditorial, il n'y a eu aucun accroc.

    La grande question, c'était maintenant la réception du public. Comment cela allait-il être reçu de ce côté-là ?

    Alors c'est particulier parce que je pense que le qualificatif qui a été employé à l'unanimité, c'est OVNI.

    Je pense que les gens ont eu beaucoup de mal à le classer. Pour certains, c'était dans le bon sens et pour d'autres, c'était trop déconcertant. C'est très difficile à évaluer ainsi mais déjà, je m'étais demandé combien de personnes qui avaient lu la Passe-Miroir allaient me suivre dans ce nouveau projet.

    En fait, c'est juste une fraction. Ceux qui me connaissaient à travers la Passe-Miroir ne se sont pas forcément précipités en se disant « tiens, c'est le nouveau roman de Christelle Dabos ». Je pense qu'ils voyaient bien que ce n'était pas la Passe-Miroir. Finalement, c'est déjà une fraction assez minime de l'ensemble de mon lectorat qui est allée pousser la porte de ce Ici. Et parmi ceux-là, ça a été assez divisé.

    Il y a ceux qui se sont dit « oh la la, on est très perplexes, on ne sait pas ce qu'on a lu, c'est très déconcertant et du coup, on ne sait pas si on a aimé ou pas » et pour qui, de fait, ça a posé quelques problèmes. Sans compter que ça pouvait aussi faire remonter des souvenirs.

    Il y en a certains pour qui l'école n'était pas confortable. Ce que je peux parfaitement entendre. Et ceux pour qui c'étaient en fait les mêmes choses : « Oui, on peut pas le classer. Oui, on est déconcertés mais on aime ça. On aime avoir été surpris ». C'est plutôt dans ce sens-là.

    À ce niveau-là, je trouvais ça assez normal. Là où j'ai été étonnée et où je ne m'étais peut-être pas préparée, c'est que j'étais un peu partie du principe que les professionnels du livre allaient me suivre comme ils l'avaient fait sur la Passe-Miroir.

    Une des raisons qui ont fait que ça a si bien marché, c'est parce qu'au niveau des librairies, des bibliothèques, des enseignants — vraiment tout le circuit, ils s'en sont tous emparé et l'ont tous défendue sur le terrain.

    EYAEL : Et les influenceurs ? Parce que je n'ai pas trouvé grand chose sur Ici et seulement Ici.

    CHRISTELLE DABOS : Et les influenceurs, bien sûr. Il y a eu une rencontre avec cinquante influenceuses — je mets au féminin parce que je crois qu'il n'y avait un seul garçon contre quarante-neuf, ce jour-là. C'était une rencontre organisée dans le cadre du lancement du livre par Gallimard. Mais sur les cinquante, je ne pense pas que chacune ait fait une chronique. Et chez celles qui l'ont fait, je sais pas dans quelle mesure ça a beaucoup circulé.

    Mais celle qui m'avait aussi donné un bon coup de pouce pour la Passe-Miroir, c'était Émilie Bulledop, une influenceuse avec une énorme communauté derrière elle qui m'avait fait une publicité phénoménale. Ça aide quand on a quelqu'un comme ça
    qui fait ce boulot-là, je l'ai bien vu.

    Donc là, j'ai senti que le projet était moins porté par d'autres personnes que moi et Gallimard Jeunesse. Aussi, je me suis rendu compte en allant en librairie, en bibliothèque, en échangeant avec les professionnels que certains ont complètement pris le virage. Ils ont dit, « Voilà, nous, on a adoré ce virage complètement inattendu ».  Tandis que pour  d'autres, c'était : « Ben le livre, il ne donne pas envie d'être élève. Il ne donne pas envie d'être enseignant. Et il touche à des sujets très touchy. Moi, personnellement, je ne le conseillerais pas aux personnes trop sensibles. »

    EYAEL : Dans ses livres, la psychologue Christel Petitcollin distingue les sur-efficients des normo-pensants en ce qu'ils disposent d'un câblage neurologique totalement différent et explique notamment qu'une grande majorité de gens chercheront à fuir leurs angoisses existentielles à tout prix à l'opposé de cette minorité dotée d'un cerveau effervescent qui fonctionne en arborescence plutôt que de manière linéaire. Ce qui pourrait sans doute expliquer ces réactions aussi tranchées de part et d'autre.

    CHRISTELLE DABOS : Effectivement, il y a déjà le fait que nous ne sommes peut-être pas tous égaux face au rapport à la peur et que nous n'en sommes pas tous au même stade du chemin. Par exemple, avant la Passe-Miroir, j'avais essayé d'écrire sur ce sujet-là et ça avait été un échec total. Parce que je savais… je pense que je sentais déjà…

    Il y a plusieurs années, je m'étais dit, « tiens, j'ai vraiment envie d'écrire une histoire qui se passe dans un collège et d'aborder certains sujets ». Et alors que c'était infiniment plus soft que ce que j'ai fait avec Ici et seulement Ici, malgré tout, je me suis sentie mal à l'aise. Très vite, je me suis dit, « non, vraiment, je ne peux pas, je ne suis pas prête ». Et c'est après le processus de la Passe-Miroir, tout ce par quoi je suis passée… Parce que la Passe-Miroir a été un très long processus : entre le premier et le dernier tome, pour moi, ça a été douze ans de vie — mais ça a aussi été un terrain où j'ai pu rencontrer beaucoup de peurs. Les rencontrer et les embrasser.

    Et donc une fois passée par ce très long processus,  là j'étais prête. Mais je peux comprendre. Je peux comprendre que tout le monde n'en soit pas à ce moment-là. Je pense que pour un livre, il y a le bon moment. Il y a certains livres qu'on ne peut pas lire avant et qu'on ne peut pas lire après. Il y a un moment exact pour les lire. Et là, c'était le moment.

    À suivre : deuxième partie à paraître prochainement

    Interview réalisée par Ey@el
    © lapensinemutine.eklablog.com

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